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Par What's up EU
21 mars · 6 mn à lire
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La France et l’Allemagne isolées sur les travailleurs des plateformes

Accord au Conseil sur la directive travailleurs des plateformes • Mais aussi — CS3D, Parlement vs. Commission, Plénière, DSA, Ukraine


Bonjour. Nous sommes mercredi 20 mars 2024 et voici votre condensé utile d’actualité européenne. Suivez-nous également sur Twitter et LinkedIn


Le Briefing

Il aura fallu un total de 800 jours de négociations. Le 11 mars, les ministres du travail des Etats membres ont adopté la directive sur les travailleurs des plateformes, malgré l’opposition de la France et de l’Allemagne. Si l’ambition du texte a été réduite, la directive va tout de même apporter des changements significatifs pour des entreprises comme Uber et Deliveroo.

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QUESACO • Cette directive concerne le travail via les plateformes numériques, c’est-à-dire la mise en relation, via une plateforme en ligne, d’une demande de service émanant d’un client avec la fourniture d’un travail rémunéré réalisé par une personne.

Selon des estimations officielles, le nombre de travailleurs de plateformes au sein de l’UE devrait atteindre 43 millions en 2025, soit une augmentation de plus de 50% depuis 2022, année pendant laquelle ils étaient déjà 28,3 millions soit l’équivalent de l’ensemble des travailleurs de l’industrie manufacturière en Europe.

Au-delà d’harmoniser les règles à travers l’UE, l’objectif de la directive est double. 

  1. D’un côté, elle vise à lutter contre les “faux” statuts d’indépendants : 90% des travailleurs des plateformes ont un contrat d’indépendant, et il estimé qu’environ 20% de ces travailleurs sont incorrectement classés et devraient être salariés. 

  2. De l’autre, la directive ambitionne de réguler le management algorithmique, c’est-à-dire l’utilisation de l’intelligence artificielle — souvent de manière peu transparente — pour remplacer les managers et allouer le travail et déterminer les prix, entre autres.

PRÉSOMPTION • Le 13 décembre, le Parlement et le Conseil de l’UE trouvaient un accord provisoire sur la directive dans le cadre des trilogues.

Pour rappel, les trilogues sont les négociations interinstitutionnelles entre le Parlement, le Conseil de l’UE et la Commission visant à permettre aux co-législateurs (le Parlement et le Conseil) de s’accorder sur un texte commun sur la base de la position négociée par chacun au préalable. L’accord doit ensuite être approuvé formellement par les deux institutions.

Mais quelques jours plus tard, les représentants permanents des Etats membres rejetaient le texte. Le point de désaccord principal concernait la notion de “présomption légale de salariat”. L’idée de cette présomption est la suivante : si un certain nombre d’éléments prouvent qu’il existe un lien de subordination entre l’entreprise et le travailleur indépendant, le travailleur indépendant peut être requalifié comme salarié. 

L’accord provisoire trouvé le 13 décembre établissait une liste claire de critères permettant de prouver un lien de subordination. Si deux de ces critères étaient remplis, la relation entre l’entreprise et le travailleur était présumée comme salariale et il appartenait à l’entreprise de démontrer le contraire.

La France, soutenue par une dizaine d’Etats membres, souhaitait une approche plus flexible. De nouvelles négociations ont donc débouché sur un nouvel accord provisoire entre le Conseil et le Parlement. Dans cet accord, la liste de critères est supprimée et il appartient aux Etats membres de définir le fonctionnement de cette présomption légale de salariat.

INSATISFAITS • Pour la France, l’Allemagne, la Grèce et l’Estonie, l’accord n’était toujours pas satisfaisant. Ces dernières semaines, il a été rejeté deux fois par le Conseil, qui votait à la majorité qualifiée : c’est la manière de voter la plus communément utilisée au Conseil. Elle requiert que 55% des États membres qui représentent 65% de la population de l’UE votent pour en faveur d’un texte pour que celui-ci soit adopté. 

Une minorité de blocage peut seulement intervenir lorsqu’au moins quatre Etats membres s’opposent à un texte. Autrement dit, même si trois Etats membres représentant 35% (100%-65%) de la population de l’UE s’opposent à un texte, ce dernier sera quand même adopté.

La population combinée de la France et de l’Allemagne représente environ 33% de la population de l’UE. Pour bloquer un texte voté à la majorité qualifiée, l’Allemagne et la France doivent donc “seulement” trouver deux autres Etats membres à rallier à leur cause.

Ainsi, Paris, Berlin, Athènes et Tallinn ont donc pu bloquer plusieurs fois l’adoption de la directive.

Mais le 11 mars, lors d’une réunion de dernière chance pour permettre l’adoption de la directive, l’Estonie et la Grèce ont finalement décidé de soutenir le texte, laissant la France et l’Allemagne sur le carreau. Cette situation est extrêmement rare.

“Un cas fascinant pour le débat sur le vote à la majorité qualifiée — d'après nos données sur les votes publics au Conseil, c'est la première fois depuis au moins le traité de Lisbonne que la France et l'Allemagne ont été mises en minorité ensemble (...). Le fait qu'ils n'aient pas pu trouver deux autres pays est assez révélateur”, écrit Nicolai von Ondarza, chef de la division Europe du Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), sur X.

RÉACTIONS • Cet accord est une victoire pour la présidence belge du Conseil de l’UE, mais aussi pour les sociaux-démocrates (S&D) : le commissaire européen à l’emploi et au droits sociaux, Nicolas Schmit, appartient au S&D, ainsi que la rapporteure du texte au Parlement, Elisabetta Gualmini.

Pour autant, l’ambition a été réduite sur plusieurs points, notamment la présomption légale de salariat. La suppression de la liste de critères permettant d’établir la relation de subordination entre l’employeur et le travailleur n’est pas du goût de tous. L’un des objectifs de la directive était en effet de permettre l’harmonisation des règles à l’échelle européenne.

Un représentant de la plateforme Uber déclare : “Les pays de l'UE ont voté pour maintenir le statu quo aujourd'hui, le statut des travailleurs des plateformes continuant à être décidé de pays à pays et de tribunal à tribunal (...) Uber appelle maintenant les pays de l'UE à introduire des lois nationales qui donnent aux travailleurs des plateformes les protections qu'ils méritent tout en maintenant l'indépendance qu'ils préfèrent.”

Cependant, sur la question du management algorithmique, le résultat final semble être en faveur des travailleurs.

Par exemple, les plateformes numériques n’auront pas le droit d’utiliser dans le management via l’IA des informations sur l’état psychologique ou émotionnel des travailleurs, des données personnelles liées à des conversations privées, ou encore des informations sur l’orientation sexuelle ou les handicaps. Des impératifs de transparence sont aussi imposés aux plateformes numériques, qui devront informer les travailleurs de la manière dont les algorithmes fonctionnent.

“Il s'agit du premier ensemble complet de règles régissant l'utilisation de intelligence artificielle au travail, qui ouvre la voie à des discussions internationales dans les années à venir”, explique le chercheur d’Oxford Jeremias Adams-Prassl sur X.

WHAT NEXT? • Le texte final doit maintenant être adopté formellement par le Parlement et le Conseil, ce qui ne devrait pas poser de problème. 

À partir du moment où la directive sera publiée au journal officiel de l’UE, les Etats membres auront deux ans pour intégrer les dispositions de la directive dans leur législation nationale.


Inter Alia

CS3D • Nous vous en parlions la semaine dernière, la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D) — directive visant à imposer un devoir de vigilance aux entreprises présentes sur le marché européen — était jusqu’il y a peu dans une mauvaise posture. Pourtant, le 15 mars, les représentants permanents des Etats membres ont trouvé un accord sur le texte. 

Mais ce compromis a un prix : selon le texte final, les règles s'appliqueront seulement aux entreprises employant plus de 1000 personnes et réalisant un chiffre d'affaires annuel de 450 millions d'euros. Étaient initialement visées dans l’accord conclu fin décembre par les négociateurs, les entreprises employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d'affaires de 150 millions d'euros.

Les obligations de contrôle de la chaîne d'approvisionnement ne s’appliqueront plus à la fin de vie des produits, comme c’était envisagé à l’origine. Les représentants des Etats membres ont aussi supprimé toute référence aux secteurs à haut risque (ces secteurs auraient été soumis à un devoir de vigilance plus strict). L’obligation pour les entreprises de disposer d’un plan climat a été conservée.

Le texte a d’ores et déjà été approuvé par la commission des affaires juridiques au Parlement. Il doit à présent être approuvé par le Parlement. Le Conseil doit aussi approuver le texte formellement.

PARLEMENT VS. COMMISSION • Le comité des affaires légales du Parlement européen a approuvé, le 11 mars, le lancement d’une action en justice contre la décision de la Commission européenne de dégeler 10,2 milliards d’euros de fonds destinés à la Hongrie. Le 14 mars la présidente de Parlement Roberta Metsola a confirmé que l’action en justice sera déposée avant la date limite du 25 mars.

Cette action en justice est “un signe à l’intention de la présidente de la Commission que l’état de droit ne peut pas échangé contre des accords avec Orban”, estime l’eurodéputé des Verts Daniel Freund. 

L’exécutif européen avait bloqué 21,7 milliards d’euros du Fonds de cohésion prévus en faveur de la Hongrie pour la période 2021-2027 en décembre 2022, dans l’attente que Budapest réalise des réformes, notamment en matière d’indépendance du système judiciaire et de droits fondamentaux. 

En débloquant une partie de ces fonds à la veille du sommet européen de décembre 2023, la Commission avait été accusée de céder au “chantage” de Budapest, qui a plusieurs fois bloqué le paquet d’aide de 50 milliards d’euros destiné à l’Ukraine, finalement adopté lors du Conseil européen du 1er février. L’UE retient toujours 10 milliards d’euros du Fonds de cohésion, dont 6,3 milliards dans le cadre du mécanisme européen de protection de l’État de droit.

Les chances de succès de l’action en justice restent néanmoins faibles, car le Parlement devra prouver que la décision de la Commission dépassait le cadre de son pouvoir discrétionnaire.

PLÉNIÈRE • Plusieurs textes importants ont été adoptés lors de la dernière plénière du Parlement, qui a pris place du 11 au 14 mars, notamment :

  • Le Artificial Intelligence Act (AI Act), un règlement qui crée un cadre européen visant à réguler l’utilisation de l’intelligence artificielle, a été formellement adopté par une écrasante majorité. 

  • Le Media Freedom Act a aussi été formellement adopté. Ce règlement vise à protéger les journalistes et la liberté de la presse à travers l’UE.

Durant la plénière, Ursula von der Leyen a annoncé que le Collège des commissaires allait recommander au Conseil d’ouvrir les négociations d’accession de la Bosnie-Herzégovine.

DSA • Le Digital Services Act — le règlement européen visant à créer un espace numérique plus sûr et à protéger les droits fondamentaux des utilisateurs — est dans les starting blocks depuis le 17 février, date à laquelle il a commencé à pleinement s’appliquer.

1. La semaine dernière, la Commission européenne a déclaré qu’elle avait ouvert une procédure formelle pour déterminer si AliExpress, la plateforme de vente en ligne gérée par le géant chinois de la tech Alibaba, avait enfreint le DSA. AliExpress est notamment soupçonnée de ne pas avoir fait assez pour lutter contre la diffusion de contenus illicites — plus de détails ici.

AliExpress est la deuxième “très grande plateforme numérique en ligne” (Very Large Online Platform, VLOP) chinoise, après TikTok, à faire l’objet d’une enquête concernant le DSA.

2. Pendant la même semaine, la Commission a adressé des demandes d’information à six VLOPs — Facebook, Snapchat, TikTok, Youtube, X et Instagram — et deux “très grands moteurs de recherche en ligne” (Very Large Online Search Engine, VLOSE, le deuxième acteur ciblé par le DSA) — Google Search et Bing — sur leurs mesures respectives d’atténuation des risques liés à l’IA générative, notamment en ce qui concerne les deepfakes.

3. Enfin, la Commission a adressé une demande d’informations à LinkedIn concernant son respect de l’interdiction, sous le DSA, des publicités ciblées grâce aux données personnelles basées sur des catégories spéciales comme l’ethnicité, les opinions politiques ou l’orientation sexuelle.

UKRAINE • Le 13 mars, les ambassadeurs de l’UE se sont accordés sur la réforme de la Facilité européenne pour la paix (FEP). Cette révision prévoit une nouvelle enveloppe de 5 milliards d’euros pour l’année 2024, spécifiquement consacrée à l’achat de matériel militaire, létal et non létal, à destination de l’Ukraine, ainsi que la formation de soldats ukrainiens.

La FEP est un nouvel instrument hors budget permettant de financer des actions opérationnelles de défense. D’un plafond initial de 5,6 milliards d’euros pour 2021-2027, la FEP a été revue à plusieurs reprises depuis le début du conflit en Ukraine.  

L’accord trouvé cette semaine est l’aboutissement d’une longue négociation. En cause, la volonté de la France, soutenue par la Grèce et Chypre, d’obtenir des garanties sur la provenance européenne des armes financées par la FEP. La priorité a finalement été donnée à l’industrie de défense européenne, tout en permettant une flexibilité dans les cas où celle-ci “ne peut pas fournir dans un délai compatible avec les besoins ukrainiens”.

De plus, l’Allemagne a exprimé ses réticences à utiliser un tel mécanisme européen, préférant des aides bilatérales. L’accord trouvé prévoit que les contributions directes des Etats membres soient décomptées dans le calcul de leur part au sein de la FEP.

Enfin, afin d’éviter que les Etats membres réticents à contribuer à l’effort de guerre ukrainien ne bloquent la révision de la FEP, en premier lieu la Hongrie et la Slovaquie, le texte permet de placer une solution de contournement permettant de placer leur contribution dans une autre mesure d’aide du budget européen.


Nos lectures de la semaine

  • Paul Hermelin et Aiman Ezzat défendent une politique de soutien à l’innovation dans l’intelligence artificielle dans une tribune pour l’Institut Montaigne. 

  • Dans une note d’analyse pour l’ECIPE, Matthias Bauer, Dyuti Pandya et Oscar du Roy mettent en avant les forces de l’Europe dans le commerce international des services numériques.

  • L’UE est appelée à jouer un rôle plus important dans la défense du continent, explique Luigi Scazzieri du CER.

  • La Fondapol et la Fondazione Magna Carta publient conjointement un recueil réunissant vingt-deux textes de grandes figures italiennes et françaises de la construction européenne, et dont la conclusion est signée par Dominique Reynié.


Cette édition a été préparée par Augustin Bourleaud, Luna Ricci, Gianni Gaboret, Thomas Blanda et Maxence de La Rochère. À la semaine prochaine !

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