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Par What's up EU
16 août · 6 mn à lire
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Sébastien Maillard : "L'Europe fait plus à 27 qu'à 15"

Rencontre avec l'ancien directeur de l'Institut Jacques Delors. On discute de la Communauté politique européenne, de la réélection d'Ursula von der Leyen, de la place de la France à Bruxelles, de l'élargissement, du journalisme et des think tanks.


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Sébastien Maillard a dirigé l’Institut Jacques Delors de 2017 à 2023. À présent basé à Londres, il partage son temps entre le programme Europe de Chatham House et le Centre Grande Europe de Delors.

Deux ans de la Communauté politique européenne : quel bilan ?

Nous rencontrons Sébastien le 19 juillet. La Communauté politique européenne (CPE), qu’il suit de près, s’est réunie la veille à Blenheim Palace, près d’Oxford.

Née à l’initiative de la France au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, cette instance informelle a pour but de favoriser la coopération entre les pays du continent européen, du Royaume-Uni à la Turquie en passant par les pays candidats à l’adhésion à l’UE. 

“La CPE est vraiment fille de la guerre en Ukraine. Elle est née de ce changement majeur sur le continent. Elle incarne une sorte ‘d'Europe globale’ qui a besoin de se retrouver et de prendre conscience de son existence”, résume Sébastien. La CPE se réunit deux fois par an. Une seule règle pour déterminer le pays hôte : l’alternance entre un Etat membre et un pays non membre de l'UE.

Vu de Bruxelles, cette instance détonne avec le reste des grands forums européens, où les procédures sont formalisées et les cadres juridiques bien définis : la CPE est avant tout un lieu de discussions informelles.

“L’UE est entièrement une construction juridique. La CPE, à l’inverse, n’est même pas une organisation intergouvernementale, et même peut-être pas une organisation tout court. C'est un club de leaders. Et c'est ce caractère informel qui fait sans doute aussi son succès”, explique Sébastien. 

À terme, certains pensaient que la CPE — qui dépend entièrement de la venue des dirigeants — peinerait à justifier son existence. Pourtant, lors du dernier sommet. “les leaders ont été au rendez-vous. Ce n’est pas rien de faire venir 45 chefs d'Etats et de gouvernements tous les six mois, de les convaincre de l'utilité de se réunir de nouveau. Et ils n'ont pas manqué à l'appel.”

Plusieurs points négatifs sont toutefois à souligner. Pour la troisième fois consécutive, la Turquie a brillé par son absence. “C’est une ombre au tableau de la CPE, puisqu’une des raisons d’être de ce sommet c’est de réunir ce qu'on pourrait appeler ‘l’Europe globale’”, estime Sébastien.

La CPE a les défauts de ses qualités. Si Sébastien Maillard estime que “la valeur ajoutée actuelle de la CPE réside dans son informalité, sa souplesse et son agilité”, il reconnaît un manque de continuité d’un sommet à l’autre. “Beaucoup repose sur le pays hôte, qui a vraiment carte blanche pour faire à peu près ce qu’il veut au niveau de l'organisation”, note-t-il.

Malgré ces défauts, les rendez-vous sont déjà pris pour l’année à venir. “Il y a le 7 novembre à Budapest, en Albanie au premier semestre 2025 et au Danemark pour le deuxième semestre 2025. Donc on garde le rythme de tous les six mois. On avait peur que l’on passe à une fois par an ou une fois tous les deux ans”, explique Sébastien.

Le prochain sommet aura lieu au lendemain de l’élection présidentielle américaine. “C'est très important que l'Europe globale se retrouve au lendemain de cette élection, quel qu'en soit le résultat, pour en discuter librement sans qu'il y ait de décision à prendre immédiatement.”

“Quelque part, cette réunion de la CPE peut aussi permettre à von der Leyen de se rendre en Hongrie dans un autre cadre que l'UE”, ajoute Sébastien. Pendant le premier mois de la présidence hongroise du Conseil de l’UE, Viktor Orbán a irrité les leaders européens par des visites controversées en Chine et en Russie et une certaine irrévérence vis-à-vis des traités européens. En réponse, von der Leyen a appelé les commissaires européens à ne pas se rendre aux réunions informelles du Conseil de l’UE en Hongrie.

La portée de la réélection d’Ursula von der Leyen

Au moment où nous rencontrons Sébastien Maillard, la présidente de la Commission européenne vient tout juste d’être reconduite pour cinq ans. Après avoir été nommée par le Conseil européen (qui rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement européens) à la fin du mois de juin, Ursula von der Leyen a obtenu une confortable majorité au Parlement européen.

“La réélection d’Ursula von der Leyen est une victoire pour les tenants du ‘Spitzenkandidat’. Le Conseil européen était tout à fait dans son rôle aussi, tenant compte des résultats pour proposer un candidat”, analyse Sébastien. L’Allemande était en effet la tête de liste (“Spitzenkandidat”) du Parti populaire européen (PPE, centre-droit), le groupe politique arrivé en tête aux élections. 

Depuis le traité de Lisbonne, le Conseil européen est tenu de tenir compte des résultats des élections européennes lorsqu’il propose le président de la Commission européenne. Dès 2014, le Parlement européen a donc mis en avant la pratique des “Spitzenkandidaten”, selon laquelle c’est la tête de liste du groupe politique arrivé en tête des élections qui doit être proposé par le Conseil européen.

La pratique a été ignorée en 2019 : Manfred Weber était la tête de liste du PPE, mais c’est le nom d’Ursula von der Leyen qui a été proposé. Certains verront dans le choix d’Ursula von der Leyen un retour à cette pratique.

Une chose est sûre, la réélection de von der Leyen évite à l’UE une crise politique majeure. Un rejet de la part du Parlement aurait été perçu comme un véritable vote de défiance vis-à-vis de la ligne de la Commission von der Leyen. Les leaders européens auraient eu à proposer un autre nom, mais “à aucun moment de la campagne, on a senti un vrai challenger à Ursula von der Leyen”, avance Sébastien. Dans l’immédiat, les dirigeants européens n’avaient pas vraiment de Plan B.

“Je pense que les eurodéputés étaient conscients, d’une part, qu’un rejet d’Ursula von der Leyen aurait entraîné une crise importante, et, d’autre part, qu’ils n’auraient probablement pas eu un meilleur candidat. Renvoyer la balle dans le camp du Conseil européen aurait été risqué. Et si les eurodéputés tiennent au concept du ‘Spitzenkandidat’, c’était cohérent de la reconduire.”

Afin d’assurer sa réélection, Ursula von der Leyen est allée chercher des voix du côté des Verts. Ces derniers ont fait preuve de pragmatisme en officialisant leur soutien à l’Allemande en amont du vote. “Cela montre qu’au niveau européen, les Verts sont pragmatiques et savent hiérarchiser leurs priorités”, estime Sébastien Maillard. 

“La seule qui pouvait véritablement continuer de porter le Pacte vert à la tête de la Commission européenne, c'est Ursula von der Leyen — qui est d’ailleurs celle qui l’a mis en place. En rejetant la candidate, les Verts auraient peut-être risqué que le Pacte vert soit davantage détricoté. Donc c'est un calcul politique qui consiste à dire qu’on pourra faire davantage aux côtés d’Ursula von der Leyen plutôt que dans l'opposition.”


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Une France affaiblie à Bruxelles ?

Les résultats des élections européennes et des élections législatives anticipées sèment le doute sur le rôle de la France au sein des institutions européennes pour les années à venir. Au Conseil européen, Emmanuel Macron est affaibli par la situation politique et budgétaire française.

Pourtant, “il a une telle force de conviction européenne — qui est d’ailleurs assez peu commune chez ses homologues — et une réelle expérience au Conseil européen, que cela pourrait atténuer en partie sa perte de crédibilité politique à domicile”, estime Sébastien Maillard.

Mais c’est aussi au Parlement européen que se joue l’influence de la France : “Si vous avez peu de relais et d’appuis politiques au Parlement européen, l’influence d’un État est amoindrie.”

“Les eurodéputés RN sont nombreux mais ils ne pèsent rien, et ce en raison du cordon sanitaire, mais aussi parfois en raison de leur manque d'implication. Ils sont donc une perte sèche d'influence pour la France. Ils sont comme un poids mort. Les socialistes français comptent chez les sociaux-démocrates, ça c’est clair. Les LR eux se marginalisent vis-à-vis de von der Leyen, tout comme les Verts, moins nombreux qu'auparavant. Les députés Renaissance conservent la présidence du centre libéral.”

L’élargissement a pris une dimension géopolitique

Sébastien Maillard est impliqué dans les activités du Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors. L’initiative a pour ambition d’améliorer la connaissance des pays candidats et d’analyser les enjeux de l’adhésion. 

Après une décennie pendant laquelle l’élargissement est demeuré au second plan, le sujet connaît un regain d’intérêt. “Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’élargissement est devenu un enjeu géopolitique”, estime Sébastien.

“Avant cela, l’élargissement était quasiment sorti des radars : on faisait presque semblant de vouloir élargir l’UE, et les pays candidats faisaient plus ou moins semblant de se préparer. L’UE a pris beaucoup de retard dans les Balkans. Et tout cela entraîne un cercle vicieux, parce que si les pays en question pensent que vous ne voulez pas vraiment qu'ils accèdent à l’UE, ils ne font pas les réformes qui seraient nécessaires, et le processus ne s’enclenche pas.”

La perspective d’une UE à plus de 30 États membres a relancé les débats sur des réformes institutionnelles que certains considèrent comme indispensables pour assurer le bon fonctionnement des processus décisionnels — par exemple, limiter le champ d'application du vote à l’unanimité au sein du Conseil de l’UE.

Pour Sébastien Maillard, les débats sur ces réformes ne doivent pas bloquer les processus d’adhésion. “Ça doit nous inciter à repenser nos institutions, mais sans trop en attendre. On a tendance à sous-estimer la capacité de la machine européenne à fonctionner.”

“On entend souvent que l'Europe à 27, ça ne marche pas ou que ça apporte une certaine inertie dans les décisions. Mais je pense que c’est vraiment une idée reçue. On a réalisé à 27 davantage qu'à 15. Ce n’est pas une question de nombre d’Etats membres autour de la table, mais de menace commune pressante.”

“Face au déclenchement de la guerre en Ukraine ou du Covid, on a justement vu s’imposer des choses qui étaient complètement hors normes pour l’UE, par exemple l’emprunt commun. Et ce ne sont pas des Etats membres fraîchement entrés dans l’UE qui se sont opposés à l’emprunt commun, mais les Pays-Bas en tête. Les désaccords entre Etats membres sont vieux comme la CECA. Il ne faut pas trop idéaliser une Europe à petit nombre, et dire qu'il serait plus facile de prendre des décisions.”

Du journalisme aux “lobbys d’idées”

Sébastien Maillard a commencé sa carrière en tant que journaliste. Cette activité l’a mené à Bruxelles puis à Rome, où il a couvert l’activité bruxelloise puis vaticane pour le journal La Croix. 

Bruxelles et le Vatican : deux mondes qui semblent totalement étrangers. “Et pourtant, entre la Curie romaine et la Commission européenne, on peut faire des parallèles”, s’amuse Sébastien.

“Dans le rapport des États membres à Bruxelles et le rapport des épiscopats à Rome, on retrouve les mêmes questions de subsidiarité et de respect des dogmes. La critique des fonctionnaires de la Curie romaine, qui seraient déconnectés des réalités du terrain, c’est quelque chose que l’on retrouve aussi à Bruxelles. Venant avec ma culture européenne, ces éléments m’ont beaucoup fasciné, même si le parallèle trouve vite ses limites (rires).”

L’Eglise catholique porte un intérêt marqué pour les questions européennes. “C’est la seule religion qui, à ma connaissance, a autant produit sur la question de l’intégration européenne”, note l’ancien journaliste. “Le pape François a reçu le prix Charlemagne en 2014, et Jean-Paul II avant lui. Cela remonte à Pie XII, qui était presque fédéraliste. Il y a une tradition de pensée européenne au Vatican, qui gagnerait à la fois à être mieux débattue et à se renouveler.”

En 2017, Sébastien Maillard troque sa casquette de journaliste contre une casquette de think tanker. Il devient directeur de l’Institut Jacques Delors, poste qu’il occupe jusqu’en septembre 2023.

“Le think tank n’est pas un lobby d’intérêts. C’est un lobby d’idées”, explique-t-il. “La valeur ajoutée d'un think tank, c'est de nous aider à penser ce que nous sommes en train de vivre, de relire les événements aussi et de les lier entre eux. Un journaliste peut le faire aussi à sa manière, mais de façon plus immédiate.”

Depuis la rentrée 2023, Sébastien Maillard est basé à Londres. Il partage son temps entre Chatham House et Jacques Delors. Comme tout passionné d’Europe habitant à Londres, Maillard porte un intérêt particulier aux questions liées au Brexit. 

Il suggère une analogie qui nous semble particulièrement pertinente : “Le Brexit serait-il pas une forme d'anglicanisme européen ? Cette sortie unilatérale de l'Angleterre du giron romain décidée par Henri VIII sans divergences théologiques et liturgiques, n’est-ce pas la même chose qui se produit avec le Brexit ? L'acte de suprématie de 1534 a ensuite été suivi de nouvelles périodes de rapprochement catholique. Certes le Royaume-Uni n'obéit plus à Bruxelles, mais reste finalement en pratique assez aligné avec le droit européen. Et peut-être que le Brexit est inhérent à ce trait culturel insulaire, cette volonté de pouvoir jouer sa propre partition dans le concert européen.”