Le prêt de réparations à l’Ukraine divise les Européens

Tout ce qu'il faut savoir avant le Conseil des 18-19 décembre

La Revue européenne
6 min ⋅ 15/12/2025

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BRIEFING | Par Paul Dermine

Le prêt de réparations à l’Ukraine divise les Européens 

Paul Dermine est professeur de droit de l’Union européenne à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il est membre affilié de l’Institut d’études européennes à ULB. Avant de rejoindre l’ULB, Paul a été référendaire à la Cour de justice de l’UE à Luxembourg.


L’Europe se retrouve, une fois de plus, au pied du mur sur la question ukrainienne. Selon les dernières estimations du FMI, Kiev aura besoin de 135 milliards d’euros au cours des deux prochaines années pour maintenir à flot son économie, assurer la continuité des services de l’Etat et poursuivre son effort de guerre.

Dans la configuration géopolitique actuelle, il ne fait aucun doute que c’est à l’UE et aux Européens qu’il incombe d’assumer l’essentiel de ce soutien financier. Le 3 décembre dernier, la Commission proposait un prêt de réparation à l’Ukraine. Ce dernier divise les Européens.

Comment est structuré le montage financier ?

La situation budgétaire de nombreux Etats européens est tendue. La Commission mise donc tout sur une autre source de financement : les avoirs russes gelés en Europe, à commencer par les 185 milliards d’euros de la Banque centrale de Russie actuellement bloqués chez Euroclear, le principal dépositaire central de titres européen, basé en Belgique.

  • Le montage proposé est ingénieux, et a priori sans coût pour l’UE. Dans le cadre du prêt de réparation, l’UE exigerait d’Euroclear et des autres institutions financières européennes détentrices d’avoirs russes gelés qu’elles lui prêtent ces avoirs, à hauteur d’un montant maximal de 210 milliards d’euros.

  • Ces sommes transiteraient par la Commission pour être ensuite prêtées à l’Ukraine, et n’auraient vocation à être remboursées qu’une fois que la Russie aura mis fin à sa guerre d’agression et payé des réparations.

Ce prêt constituerait donc une avance sur les réparations financières auxquelles l’Ukraine aurait droit en vertu du droit international.

Légalité en question

Si elle continue de faire débat, la compatibilité du plan avec le droit international a été validée par de nombreux experts. Dès lors que l’opération est structurée comme un prêt et n’est pas immédiatement confiscatoire, elle demeure temporaire et réversible, et donc a priori compatible avec le régime des contre-mesures en droit international public.

  • Le prêt de réparations soulève toutefois des inquiétudes d’ordre financier, juridique et réputationnel. Celles-ci ont principalement été exprimées par la Belgique, en tant qu’Etat hôte d’Euroclear.

  • Depuis plusieurs semaines, le premier ministre De Wever n’a eu de cesse de faire part de ses réticences à ses partenaires européens. Si son gouvernement bénéficie sur la question d’un soutien aussi unanime qu’inédit sur la scène nationale, la résistance qu’il a opposée au plan de la Commission n’a pas été particulièrement bien reçue par ses partenaires européens.

Alors qu’un Conseil européen crucial aura lieu les 18 et 19 décembre prochains, la Belgique paraît de plus en plus isolée. Les risques qu’elles dénoncent sont pourtant bien réels.

Risque financier

La Belgique craint de devoir assumer seule les conséquences financières de l’opération dans l’hypothèse où la Russie viendrait réclamer la restitution de fonds entretemps prêtés à l’Ukraine suite à une levée des sanctions.

La Belgique exige que le fardeau soit équitablement partagé entre Etats membres, au nom de la solidarité européenne. Si l'un des règlements proposés par la Commission prévoit un système de garanties nationales, ce dernier demeure volontaire, et la Belgique estime actuellement sa solidité insuffisante.

Risque juridique

L’une des bases juridiques du plan, l’article 122 TFUE, fait fondamentalement débat.

  • L’article 122 TFEU, parfois désigné comme la clause d’urgence des Traités européens, permet l’adoption de mesures exceptionnelles destinées à protéger l’économie européenne en temps de crise.

  • Dans le cadre du prêt de réparations, la disposition est mobilisée pour pérenniser le gel des avoirs russes et forcer leur mise à disposition de la Commission aux fins de l’opération.

Ce recours à l’article 122 TFUE s’inscrit dans une tendance à faire un usage toujours plus extensif de la disposition, depuis les dernières crises pandémique, énergétique et sécuritaire, non sans contestation.

  • Le Parlement européen, largement marginalisé dans le cadre de la procédure prévue par l’article 122 TFUE, dénonce une utilisation abusive à la disposition. Il a récemment introduit devant la Cour de justice de l’UE un recours contre le règlement SAFE, adopté en mai 2025 pour financer des investissements de défense, et à son sens illégalement fondé sur l’article 122.

  • Dans le cadre du prêt de réparations, la Commission justifie le recours à la disposition au nom de la stabilité économique européenne, et des perturbations macroéconomiques qu’engendrerait une détérioration soudaine de la situation sécuritaire en Ukraine. L’approche a été validée par le Conseil vendredi dernier.

L’article 122 permet aussi opportunément de contourner le potentiel véto d’Etats membres pro-russes, tels que la Hongrie ou la Slovaquie, la disposition étant régie par la majorité qualifiée, et non par l’unanimité (la règle en matière de la politique étrangère et de sécurité commune).

Il s’agit là d’un usage très limite de l’article 122. Il y a fort à parier que si le plan est adopté, cet aspect fera immédiatement l’objet d’une contestation en justice, par la Belgique, la Hongrie ou Euroclear elle-même.

Risque réputationnel

On peut légitimement s’attendre à ce que l’opération effraie les investisseurs étrangers et n’entame la crédibilité des institutions financières européennes, et par extension, l’attractivité des marchés de capitaux européens. A l’heure où, dans la foulée des rapports Letta et Draghi, l’UE cherche à renforcer l’attrait de ses marchés pour financer les investissements dont elle a tant besoin, cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied.

L’heure des choix

Contrairement sans doute à ce que l’UE cherche à faire croire, il est illusoire de penser que la Russie versera à l’Ukraine des réparations garantissant le remboursement intégral des fonds prêtés dans le cadre du prêt de réparations.

D’une manière ou d’une autre, les contribuables européens auront à supporter tout ou partie de la charge financière de l’opération. Un financement plus direct par l’UE, appuyé sur un nouvel emprunt commun à la NGEU, constituerait sans doute une initiative moins risquée, plus transparente, plus courageuse et in fine plus solidaire avec l’Ukraine.

Les obstacles institutionnels (à commencer par un vote à l’unanimité) sont importants, mais l’expérience récente nous montre qu’en temps de crise, ils peuvent être surmontés. C’est donc l’heure des choix existentiels pour le Conseil européen, et les décisions de la semaine prochaine pèseront lourdement sur le futur de l’Ukraine, et l’avenir de l’UE.


IN CASE YOU MISSED IT

Ce qu’il ne fallait pas manquer

MERCOSUR • Une semaine importante s’annonce pour l’accord de libre-échange UE-Mercosur.

En octobre, la Commission européenne a proposé des garanties visant à renforcer la protection des agriculteurs dans le but de satisfaire les Etats membres les plus sceptiques comme la France, la Pologne et l’Italie. 

Ces garanties prennent la forme d’une clause de sauvegarde bilatérale permettant de suspendre temporairement les préférences tarifaires sur les importations agricoles dans les cas où les importations portent préjudice aux producteurs européens.

Le Conseil a adopté cette proposition sans aucun amendement. 

Selon Politico, le vote du Conseil sur l’accord UE-Mercosur dans son ensemble devrait avoir lieu cette semaine. Plusieurs pays — comme la France — y sont toujours opposés, malgré l’ajout de la clause de sauvegarde bilatérale.

Pour rappel, l’adoption au Conseil se fait à la majorité qualifiée : au moins 15 des 27 Etats membres, représentant au moins 65% de la population européenne, doivent voter en faveur de l’accord pour permettre son adoption.

En parallèle, la commission du commerce international du Parlement européen a adopté le 8 décembre une version très amendée — et nettement plus protectrice — de la proposition de clause de sauvegarde bilatérale. 

Ces amendements seront soumis à un vote en plénière cette semaine. Si une version amendée de la proposition de la Commission est adoptée, des négociations entre le Conseil et le Parlement devront avoir lieu, ce qui pourrait faire dérailler le calendrier actuel.

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président du Conseil européen ont en effet prévu de se rendre au Brésil le 20 décembre pour une cérémonie officielle de signature.

PETITS COLIS • À partir du 1er juillet 2026, les petits colis — ceux d’une valeur de moins de 150 euros — importés dans l’UE seront soumis à une taxe de trois euros. Jusqu’à présent, ces colis étaient exemptés de droits de douane.

La mesure a été adoptée par le Conseil le 11 décembre. Elle vise à enrayer la multiplication des colis de faible valeur provenant d’entreprises comme Shein, qui sont souvent sous-évalués pour éviter d’être taxés.

PHARMA • Le 11 décembre, le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont trouvé un accord sur le paquet pharmaceutique, la plus grande réforme des règles pharmaceutiques de l’UE depuis plus de vingt ans. 

Proposé par la Commission en avril 2023, le paquet contient une directive et un règlement. 

En matière de protection des médicaments innovants, le compromis est moins ambitieux que la proposition de la Commission.

Un médicament innovant bénéficie actuellement d’une période de protection initiale de 10 ans — à laquelle peut s’ajouter 1 année d’exclusivité supplémentaire sous certaines conditions — avant que des génériques ne puissent être commercialisés. La durée totale de protection ne peut dépasser 11 ans.

Afin d’accélérer l’arrivée des génériques sur le marché, la Commission européenne proposait de réduire la période de protection initiale à 8 ans.

Le Conseil et le Parlement ont finalement retenu un compromis moins favorable à l’industrie des génériques : la période de protection initiale est réduite à 9 ans et non 8. Des prolongations d’un an peuvent être accordées sous certaines conditions. La durée maximale de protection reste 11 ans.

Les autres nouveautés introduites par le paquet visent à intensifier la lutte contre la résistance aux antibiotiques, simplifier le cadre réglementaire actuel et garantir la disponibilité des médicaments.

Le compromis doit maintenant être formellement adopté par le Conseil et le Parlement.

GOOGLE • La Commission a ouvert une enquête sur Google pour suspicion de pratiques anticoncurrentielles dans son utilisation de contenus en ligne à des fins liées à l'intelligence artificielle.

Google est suspectée, d’une part, d’avoir utilisé le contenu des éditeurs webs afin d’alimenter ses AI Overviews (résumés de réponse en dessous de la barre de recherche) et son AI Mode (qui permet d’échanger de manière conversationnelle avec une IA), sans leur offrir de compensation adéquate et sans leur permettre de refuser.

D’autre part, l’entreprise est suspectée d’avoir utilisé des contenus YouTube pour alimenter des modèles d’IA générative, sans offrir aux créateurs de contenu de compensation adéquate et sans leur donner la possibilité de refuser.

Cette pratique pourrait constituer un abus de position dominante.


Les lectures de la semaine 

  • Pour l’Institut Montaigne, Joseph Delllatte se penche sur la situation du secteur cleantech en Europe face aux dépendances stratégiques avec des propositions concrètes. La note plaide pour que, dans les secteurs stratégiques, l’accès au marché européen soit conditionné à la mise en place de chaînes de valeur locales — via des joint-ventures majoritairement européennes et des exigences de contenu local soigneusement conçues avec les partenaires chinois.

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